Georges Adair
De retour d’un voyage en Thaïlande, Lucas, la trentaine, doit faire face à un phénomène bien étrange : de nombreux souvenirs liés à son enfance ressurgissent, sans parler des rêves tourmentés qui hantent ses nuits… Que s’est-il passé, à l’autre bout du monde, qui puisse expliquer cela ?
Eprouvant le besoin de faire le point sur sa vie pour lui redonner un nouveau sens, il décide de coucher sur papier le récit des évènements afin, l’espère-t-il, d’en tirer des enseignements.
C’est le début d’une quête spirituelle au cours de laquelle seront révélées toutes les pièces d’un puzzle qui, une fois complété, pourrait bien délivrer au jeune homme une clef très précieuse lui permettant de devenir maître de son destin…
Prologue
Le temps est suspendu.
Les yeux clos, je savoure chaque seconde de ce moment de plénitude absolue provoquée par le mouvement lent, régulier et rassurant de Tongkham, qui me porte. La belle éléphante et moi partageons cet instant, comme si nous étions seuls au monde, le temps d’une marche à travers la campagne thaïlandaise. Mon torse posé sur sa tête, légèrement balloté d’un côté à l’autre, je laisse mes bras se balancer dans le vide, au rythme de ses pas, et je m’abandonne.
*
A l’image d’un gamin dans une fête foraine, je m’amuse tellement que j’en ai totalement perdu la notion du temps.
Depuis combien d’heures sommes-nous là, à jouer dans l’eau boueuse ?
Je n’ai pas vraiment le temps d’y penser, car je dois me concentrer pour rester le plus longtemps possible sur le dos de Sengdao. C’est que je ne tiens pas à me retrouver trop vite à nager au milieu des bouses ! L’éléphante facétieuse se met à remuer de gauche à droite, avec l’intention de plus en plus évidente de me faire basculer. Ce doit être ma douzième séance de rodéo de l’après-midi, peut-être plus. Malgré mes efforts pour m’accrocher du mieux que je peux, je me sens finalement glisser et me voilà de nouveau projeté sur le côté, retenant mon souffle pour ne surtout pas boire la tasse, au milieu des rires de mes compagnons. A peine ai-je le temps de ressortir la tête de l’eau que Sengdao, décidément très joueuse, m’accueille avec une nouvelle projection d’eau expulsée de sa trompe, qui semble me dire :
– Laisse tomber, je gagne à tous les coups !
*
La nuit tombe sur le parc. Après une nouvelle journée de balades et de jeux partagés avec les éléphantes, c’est le moment de les nourrir pour la quatrième fois de la journée, avant de les accompagner dans la jungle, où elles passeront la nuit, au calme, loin des humains.
C’est l’un des moments que je préfère… Donner à manger à ces animaux majestueux représente la quintessence de ce que l’on appelle « apprécier le moment présent », car la plupart des sens sont sollicités, à commencer par le toucher. Rien n’est en effet plus doux que la langue d’un éléphant !
Suivant les recommandations données par Corinne dès le premier jour du stage, je pose d’abord ma main sur l’épaule gauche de Gintala et je la caresse lentement tout en lui murmurant quelques mots bienveillants. Je me perds dans la profondeur de son regard, qui semble avoir tellement de choses à me dire… Dès qu’elle aperçoit la première banane que je tiens dans la main droite, l’éléphante ouvre la bouche en remontant la trompe par dessus sa tête. J’y dépose le fruit, et je lui caresse la langue lentement ce qui déclenche systématiquement en moi une vibration qui m’atteint jusqu’au coeur.
*
En silence, Lisa et moi marchons côte à côte à travers la jungle thaïlandaise, appréciant le calme de ces instants partagés.
Je suis fasciné par le ballet d’une libellule qui virevolte de feuille en feuille, dessinant de grands cercles au-dessus de nos têtes. Malgré ses mouvements rapides, la vibration causée par le frottement des ailes sur l’air me parvient avec une infinie précision.
C’est bien simple : chacun de mes sens est décuplé. Chaque son semble être le premier, comme le bruit de la terre humide et des feuilles écrasées sous nos pas, et chaque odeur me semble nouvelle, comme le délicieux parfum des fleurs qui vient caresser mes narines avec une généreuse délicatesse.
L’instant présent…
Tandis que nous approchons d’une clairière, les rayons du soleil, toujours intense en cette fin d’après-midi, semblent transpercer la canopée de plus en plus facilement. Quelques minutes de marche plus tard, Lisa et moi finissons par quitter la jungle pour déboucher sur un vaste champ bordé d’un lac.
– Tu te sens comment ? me demande soudain Lisa.
– Bizarre… Mais bien. C’est quand même dingue, ce qu’on vit ici, non ?
– Oui… C’est fou. Je suis vraiment heureuse de partager ça avec toi.
Je m’apprête à abonder dans son sens, lorsque nous sommes surpris par des aboiements, au loin dans notre dos. Nous nous tournons, et voyons une dizaine de gros chiens, sortis de nulle part, à quelques centaines de mètres.
Ils courent dans notre direction, mais le concert de leurs aboiements indique clairement que leurs intentions sont loin d’être amicales…
*
Lyon, dans un café du 2ème arrondissement…
– Est-ce que vous désirez autre chose ? me demande la serveuse.
– Non merci, lui réponds-je poliment en souriant, avant de baisser la tête pour me replonger dans la contemplation de ma tasse toujours pleine. Comme si la poudre de chocolat en forme de coeur sur mon cappuccino allait m’apporter un début d’explication… Cela fait plusieurs semaines que je n’ai quasiment rien fait d’autre de mes journées que de m’interroger.
Quelque chose, l’essentiel, la clef, m’échappe.
Après ce que j’ai vécu en Thaïlande, une sensation bizarre s’est mise à m’envahir inexorablement : celle de n’être plus qu’un puzzle en pièces, sans identité. Depuis, je me sens… éparpillé. Un peu comme un amnésique qui serait sur le point de retrouver la mémoire.
De plus en plus de souvenirs, heureux ou pas, parfois proches, parfois lointains, remontent à la surface comme les bulles venues du fond des eaux troubles d’un lac, et j’ai fini par accepter de les laisser émerger sans opposer de résistance. Et pour cause : j’ai déjà tenté plusieurs fois de les analyser, de les ordonner mentalement, d’établir des liens, mais je m’y suis cassé les dents. Le plus étrange dans tout ça, c’est que ces réminiscences ne concernent pour la plupart que les dix ou quinze dernières années. Mais pour ce qui est de mon enfance, c’est le black-out total.
Sans parler de ces rêves tourmentés, de plus en plus fréquents, eux aussi…
Mon intuition, à laquelle je suis de plus en plus réceptif ces temps-ci, me suggère que cette période n’est pas vaine. Au contraire, je suis de plus en plus convaincu que les choses vont finir par se remettre en place d’elles-mêmes, et qu’il en ressortira forcément quelque chose d’important.
Quelle forme cela prendra-t-il ?
Je n’en sais rien…
Tout ce dont je suis sûr, c’est que mon besoin de créer, de laisser une trace, un témoignage, me paraît lui aussi de plus en plus pressant.
Une idée germe soudain dans mon esprit et s’impose à moi comme une évidence.
Je dois commencer quelque chose, ici et tout de suite.
Cela relève de l’urgence vitale. Après ces longues semaines passées à réfléchir et analyser les choses, j’ai besoin de concret. Une liane à laquelle me raccrocher. Balayant en une fraction de seconde la petite voix déjà à l’oeuvre pour me convaincre de laisser tomber face à l’ampleur de la tâche, je m’empare de mon sac, posé sur la chaise d’à côté. Je suis presque sûr d’y trouver de quoi écrire.
Quelques secondes plus tard, je note la première chose qui me passe par la tête, sans réfléchir : 25 août 2002.
Le jour où ma vie a commencé… pour de vrai.
A la simple évocation mentale de cette date, une vague de souvenirs déferle dans ma tête. Mon arrivée à Paris, le cours Florent, le cambriolage, des aventures en pagaille, de nombreux rêves, autant de désillusions…Puis mon entrée chez Air France, les années chaotiques qui ont suivi…
Et les nombreuses leçons apprises en chemin.
Relevant la tête, je réfléchis quelques instants.
Je suis devenu si réceptif aux émotions du passé… En posant par écrit les moments les plus marquants de cette période, un peu comme un journal intime a posteriori, peut-être parviendrai-je à prendre suffisamment de recul pour trouver le sens de tout cela ? Après tout, qu’est-ce que je risque ? Au pire, ça ne servira à rien. Mais quoi qu’il en soit, écrire a toujours eu le mérite de m’apaiser.
Je trempe enfin mes lèvres dans ma boisson déjà tiède, puis je regarde ma montre.
11h12.
Comme pour me donner du courage face au très long voyage que je suis sur le point d’entamer dans les profondeurs de ma mémoire, je jette un regard tout autour de moi, en guise d’au revoir au monde extérieur, prends une inspiration, baisse les yeux, puis je commence à écrire.